Extraits exclusifs: Des hommes d'Etat: Bruno le Maire

Publié le par rezeid

Sarkozy, Chirac, Villepin - Secrets d'Etat
par Christophe Barbier

 Bruno Le Maire, ancien directeur du cabinet de Dominique de Villepin à Matignon, livre une chronique superbe et édifiante des années 2005-2007. Extraits exclusifs.

Pourquoi chaque Premier ministre, au bout de six mois, plante-t-il un arbre dans le jardin de Matignon? Parce que cet endroit est un cimetière dont il faut ombrager les tombes, comme aux temps antiques. Cimetière d'ambitions brisées, d'espoirs volatilisés, d'efforts sincères, aussi, épuisés au service du pays. Des hommes d'Etat, dont L'Express publie des extraits exclusifs, est, de même, une marche funèbre, dont le pas lent et sobre suit le rythme implacable des jours. Conseiller de Dominique de Villepin depuis 2002, Bruno Le Maire fut son directeur de cabinet à la fin du quinquennat de Jacques Chirac. Infatigable voleur de temps, il arrache au surmenage de chaque journée les quelques moments nécessaires à la tenue de son journal, composant avec minutie un texte rare. Pavane pour les années 2005-2007, Des hommes d'Etat aurait pu s'orner de quelques sous-titres: «Grandeur et chute du présidentiable Villepin», «L'irrésistible ascension de Nicolas Sarkozy», «L'ultime défaite du président Chirac». De ces trois destins mêlés l'Histoire ne retiendra sans doute que la saga du vainqueur: Bruno Le Maire, lui, projette une lumière équitable sur chacun.

On contemple ainsi le crépuscule pathétique de Jacques Chirac, qui bâille aux réunions, érige l'indécision en gouvernance et semble pressé d'en finir avec l'imprévisible du pouvoir. On mesure aussi l'obsession élyséenne de Nicolas Sarkozy, qui éclaire jusqu'à certaines errances et impatiences d'aujourd'hui, tant le président doit se sentir missile sans cible. On suit enfin la saga de Dominique de Villepin, Premier ministre flamboyant, flambeur puis flambé, dont les rêves et les talents se fracassent sur les récifs du réel, et ce naufrage est si amer que le corsaire en perd même le goût de la politique. Ces trois hommes, qu'il juge «d'Etat», Bruno Le Maire les respecte. Son allégeance, sans conteste, échoit à Villepin, mais il ne dénonce aucune décadence chez Chirac, ne peignant qu'une sagesse fatiguée, et aucune veulerie chez Sarkozy, célébrant même sa franchise comme le lin blanc de sa détermination. Ils sont les personnages d'une histoire qui le dépasse, et qu'il nous restitue avec l'honnêteté du scribe.

Car la valeur de cet ouvrage est, d'abord, dans la précision du témoignage. L'auteur était là, discret et vigilant, en ces instants où la lutte est si intense qu'elle peut être calme, où la rage n'est plus nécessaire entre les rivaux. C'est un combat à mort, mais la fureur s'efface et le cède à la cruelle sincérité des sentiments, qui décoche, placide, ses traits venimeux: un mot, un adjectif, un sourire ou un soupir, et voici l'un qui tremble derrière son masque lisse, tandis que l'autre jubile sans ciller. Sous les ors de Matignon, une petite cuillère tinte contre une tasse, et c'est une forteresse qui s'écroule. Rien n'est sauvage, tout est suave, et à chaque ligne l'on contemple l'essentiel: le pouvoir, à la fois Graal, drogue et arène.

Esthète scrupuleux, Bruno Le Maire a gommé les embardées dégradantes, compréhensibles dans l'intensité du moment, mais graveleuses dans sa recension. Loin de le blâmer d'être ainsi un témoin retenu, il faut l'en remercier: il a débarrassé les faits de leur gangue d'anecdotes et de petites phrases, de ce fatras contingent qui fait le bonheur des échotiers sans mériter d'écho, pitance pour journalistes et non pour historiens. Véritable écrivain, il évite la sécheresse des verbatim et se promène au coeur de cette bataille élyséenne comme Fabrice del Dongo à Waterloo, mais un Waterloo qui serait la conclusion d'une longue guerre civile, où la droite post-gaullienne achève ses «entre-tueries».

Il est un dernier héros, caché sous les mots de cette chronique: le «collaborateur» du politique, au second plan sur les photos, en première ligne dans les batailles. Esclave de ses responsabilités plus que serviteur de l'Etat, il saccage ses bonheurs privés pour d'improbables miettes de gloire, accomplit son devoir pour que des titans puissent se déchirer à leur aise. Bruno Le Maire, peintre des ambitions, est aussi celui des vanités. Cela n'est pas son moindre mérite.

Sarkozy - La stratégie du rouleau compresseur

 Dans les deux ans qui précèdent la présidentielle, le patron de l'UMP ne laisse personne contrarier son ascension.

27 avril 2005 [Nicolas Sarkozy déjeune avec Dominique de Villepin, alors ministre de l'Intérieur, en présence de leurs deux proches collaborateurs,Claude Guéant et Bruno Le Maire.]
«Moi, tout le monde le sait, quoi qu'il arrive, je serai candidat en 2007. Cela fait trente ans, Dominique, trente ans que je me prépare à être président. Je suis prêt. En 2007, ce n'est pas une injure de dire ça, c'est la réalité, Jacques Chirac aura 75 ans. S'il arrive à convaincre les Français qu'il peut encore leur apporter quelque chose jusqu'à 80 ans, alors moi je dis, ce n'est pas seulement en 2007 qu'il faut l'élire, mais aussi en 2012 et jusqu'en 2020! Franchement, Dominique, ce n'est pas sérieux, non? Je vais vous dire ce que je pense pour le président: tout cela finira mal.» Il abaisse les paupières, ralentit le débit de sa voix. «Tout cela finira mal.»

14 juin 2005 [Dominique de Villepin a été nommé Premier ministre. Chaque mardi, petit déjeuner de la majorité.]
Ce matin, Nicolas Sarkozy ne se donne pas le mal de dissimuler son impatience. Il joue avec deux petites cuillères qu'il frotte l'une contre l'autre, écoute distraitement les remarques du Premier ministre, placé en face de lui, légèrement décalé. Au bout de dix minutes, il avance le bras à travers la table et prend la parole: «Ce qu'il faut bien voir, Dominique, c'est que la baisse du chômage, ça ne suffira pas aux Français. Ils vous sauront gré d'avoir voulu le faire baisser et, si vous y arrivez, ils vous sauront gré de l'avoir fait, mais ça ne suffira pas. Il faut leur raconter une histoire, aux Français. Qu'est-ce que vous allez leur raconter, comme histoire, en juillet, en août, en septembre, l'année prochaine?»

26 août 2005 [Le Premier ministre et son ministre de l'Intérieur ont pris l'habitude de déjeuner régulièrement ensemble, avec leurs deux conseillers.Dominique de Villepin suggère d'aller dans le jardin.]
«Je vous assure que ça va se lever, Nicolas.» Nicolas Sarkozy s'appuie sur l'épaule du Premier ministre: «Ah, mais il y a intérêt! Sinon on vire le type de l'office qui vous a dit que c'était possible! Et le directeur de Météo- France par la même occasion!» Il éclate de rire, un rire bref, communicatif, que je n'ai jamais vu se transformer vraiment en fou rire, plutôt une libération naturelle et brutale, comme un éternuement. (...)

De fil en aiguille, conscient qu'aucun des sujets de la conférence de presse n'intéresse vraiment son interlocuteur, même s'il tient à lui en parler, le Premier ministre en vient à 2007. Nicolas Sarkozy se redresse sur sa chaise: «Ne vous y trompez pas, Dominique, la présidentielle, j'irai. Quoi qu'il arrive, j'irai. Je sais que c'est l'Everest par la face nord, mais j'irai. Je ne renoncerai jamais. Personne ne m'arrêtera.» Il s'essuie la bouche avec sa serviette. «Alors j'aurai en face de moi Durand et Tartenelle.» Il repose sa serviette, esquisse un sourire, allonge le bras en direction de Dominique de Villepin. «Ou vous.» Il ramène son bras en arrière. «Ou je ne sais qui d'autre: peut-être Raffarin, peut-être Juppé, parce qu'ils y pensent tous, il ne faut pas croire, et même Juppé, je ne dis pas du jour où il rentrera en France, mais de la seconde, il y pensera - mais, je vous dis, j'irai de toute façon.» Inclinant la tête vers la nappe blanche, il ajoute lentement, en appuyant sur chaque mot et sur le ton de la confidence: «Je ne sais pas, d'ailleurs, pourquoi je suis aussi décidé, c'est un peu fou, c'est ma force.»

31 janvier 2006 [Au cours d'un déjeuner à Matignon, Nicolas Sarkozy s'enflamme.]
«Moi, je crois que ça déconne complètement. Je préférais quand le président ne s'occupait de rien. Maintenant, il s'occupe de tout. Et c'est des conneries! Le discours sur le nucléaire, moi je veux rien dire, bien sûr, mais c'est n'importe quoi! Alors maintenant on va aller bombarder Ben Laden avec la bombe? On va tuer 300 000 personnes dans un Etat juste parce que c'est un Etat terroriste? Mais ça tient pas la route! (...)» Lui qui, d'ordinaire, mange avec parcimonie, il se ressert, il dévore, il se concentre un instant sur la nourriture. Il voit les faiblesses du président. Il les mesure. Il peut faire mieux que lui, voilà la réalité, tout le confirme dans ce sentiment. Il a d'autres idées, d'autres projets, qui sont meilleurs, ou plus adaptés au temps présent. «C'est comme pour les institutions. Tout ça, c'est complètement dépassé! On ne peut pas avoir le président arbitre et le Premier ministre qui fait tout! Il faut que le président soit responsable. Moi, je vous dis, on a intérêt à s'occuper de ces questions. On a intérêt à montrer qu'on est prêt au changement.» (...)

«Même avec vos bons chiffres du chômage, Dominique, ça suffira pas, je veux pas être désagréable, hein? mais ça suffira pas. Regardez Jospin: une équipe de ministres excellente, des résultats. Bon, je suis pas jospiniste, mais quand même, tout ça, et même pas qualifié au second tour, même pas!» (...) «Donc je le dis: soit on propose un vrai changement, soit on sera, je dis pas vidés, mais balayés, Dominique, on sera balayés.Moi, j'ai des idées. Sur la justice, sur la défense, sur l'école: sur tout ça, il faut que ça bouge.»

9 mai 2006 [Petit déjeuner de la majorité à Matignon.Nicolas Sarkozy intervient.]
Il repose le petit pot de confiture, repousse sa tasse devant lui, il croise le regard de Dominique de Villepin. «Moi, je sais pas, la seule chose que je dis, c'est qu'il faut faire de la politique. Et pour faire de la politique, il faut cliver. On a le texte sur l'immigration: je dis pas qu'il est parfait, mais au moins on clive, les socialistes sont mal à l'aise. Et puis on a la prévention de la délinquance: je dis pas que c'est bien ou pas, la prévention de la délinquance, je dis que les Français attendent ça, ils veulent qu'on soit ferme, et ils voient que les socialistes sont mal à l'aise. Alors qu'est-ce qu'on attend? C'est que du bonheur, ça!»

13 juin 2006 [En présence de Bruno Le Maire et de Claude Guéant, Dominique de Villepin reçoit à déjeuner Nicolas Sarkozy, qui fait le point sur la situation politique.]
«Le Pen, en ce moment, il engrange. Il engrange un maximum. Moi, je dis jamais du mal des électeurs de Le Pen, jamais. Les électeurs de Le Pen, je dis toujours que c'est des victimes. Des victimes de quoi? J'en sais rien. Mais c'est des victimes. Pour nous, l'élection de 2007 se jouera sur les électeurs de Le Pen. On les prend, on gagne. On les prend pas, on perd.» Nous nous installons à table au fond du jardin. Nicolas Sarkozy poursuit avec un enthousiasme juvénile, il ne cache rien à un homme qu'il ne craint plus comme par le passé, il teste, il lance ses idées. «Moi, j'ai mon gouvernement. 15 personnes, pas plus. Je reprends Juppé, je donne une fonction à Balladur, je veux des personnes expérimentées, pas des jeunes, les jeunes, ils attendront. Et même des personnes de gauche: Valls, Bockel, Védrine, pourquoi je me priverais de leur compétence? Chirac, il croit qu'on fait une politique neuve avec des jeunes; moi, je crois qu'on fait une politique neuve avec des anciens. La rénovation, d'accord, mais, la rénovation, il faut pas être con, il y a une seule personne qui peut la porter. La rénovation, c'est moi.»

31 juillet 2006 [Nouveau déjeuner entre les quatre hommes. Nicolas Sarkozy prend la parole.]
«Maintenant, je vais être clair: quoi qu'il arrive, j'irai. Ce n'est pas intellectuel, c'est instinctif, c'est animal, c'est quelque chose d'animal, j'irai. Je porte ça en moi, je ne peux pas le dire autrement.» (...)

19 septembre 2006 [Après le petit déjeuner de la majorité, Dominique de Villepin entraîne dans son bureau Nicolas Sarkozy, qui est en colère.]
«Moi, je vous le dis, Dominique, si on me torpille dans mon camp, ça se passera mal. J'ai bien vu le président. J'ai vu. Pareil pour vous, d'ailleurs. Il ne vous a pas cité une seule fois. Il vous ignore. Moi, il cherche qu'une chose, que je m'énerve.» Il regarde fixement devant lui. «Je vais vous dire, je m'en passerais bien, de tout ça. Les attaques personnelles, moi je m'en fous, mais pour les enfants, pour la famille, c'est dur. Et les dîners à 1 000 euros le couvert, vous croyez que j'en ai pas marre? A faire la pute pour ramasser de l'argent. Tous ces cons!» Il se tait. Il continue de regarder fixement quelque chose sur la table basse devant lui, un livre, un objet d'art, le cendrier, un verre. A plusieurs reprises, il a dit que Céline était son auteur favori, parfois, du fond de son abattement, il en a les accents, qui lui donnent une humanité brutale et désenchantée.

23 novembre 2006 [Encore un déjeuner à quatre - une semaine avant que le président de l'UMP officialise sa candidature.]
Nicolas Sarkozy recule dans son siège, le dossier grince. «Bon, laissons tomber. Simplement, arrêtons de tourner autour du pot, Dominique: est-ce que vous serez candidat? - Ce n'est pas la question, Nicolas. - J'ai peur que si. - Moi, je n'ai qu'une ambition, c'est de bien faire mon travail de Premier ministre.» Nicolas Sarkozy insiste, il n'a pas la réponse qu'il attend, lui qui parle sans détour ne peut pas se satisfaire de ces subtilités, il prend un autre angle, comme un judoka change de prise pour déstabiliser son adversaire et le renverser. «Je vais vous dire, Dominique, je n'en crois pas un mot. Mais je veux ajouter autre chose, écoutez-moi bien: il n'y a pas de place en dehors de l'UMP. Si vous vous présentez en dehors de l'UMP, vous vous ramasserez méchamment, et personne ne comprendra votre choix.» (...) «Bien sûr, vous avez toute votre place dans le processus de l'UMP. D'ailleurs, c'est ce que j'aurais voulu: un mano a mano. Seul avec vous. - Ecoutez, Nicolas, non, franchement, je préfère rester en dehors de ce processus, faites- vous désigner, et à partir du 14 janvier on verra ce que je peux faire, pas avant. Je vous le dis en toute amitié.» Nicolas Sarkozy écarquille les yeux. «Dominique! Ce n'est pas ce que j'appelle de l'amitié! Vous ne pouvez pas rester là dans votre coin jusqu'au 14 janvier et dire: "Je verrai ensuite." On n'est pas dans un western! Avec vous dans le rôle du vautour, perché sur un arbre à attendre que je me plante!» Il balance la tête, lentement, son épaule gauche amorce un mouvement de rotation, il baisse le menton, il réfléchit un instant, il murmure, avec des accents sourds et syncopés de jazz. «Je suis seul. Je me suis fait seul. Je resterai seul, je serai seul dans cette bataille. Tous les autres, disparus. Même le président. Il croit me connaître, le président. Mais je le connais encore mieux. Il ne m'aura pas. Fini, le président, je suis libre. Je suis seul et libre.» Il plie sa serviette. Il s'essuie la bouche. «J'ai besoin de vous, Dominique.»

18 janvier 2007 [Nouveau déjeuner entre les quatre hommes]
Nicolas Sarkozy recule sa chaise, croise les jambes, pose une main sur son genou, avance l'autre. «Moi, j'ai fait du Mitterrand. J'ai bétonné à droite, maintenant, je me recentre. Mais j'ai vraiment bétonné. Il n'y a qu'à voir mon socle électoral, c'est du solide. Tout ça, c'est ancien. C'est comme lorsque je cognais sur le président: je pouvais cogner il y a quatre ans, aujourd'hui, je peux plus. Mais c'était bien de le faire il y a quatre ans, c'était ma liberté.» (...) «Moi, j'ai dit: il y a une crise morale en France et cette crise, c'est la crise du travail. Bon, je prétends pas que c'est génial, mais c'est un point de départ. Il y a autre chose: la France, c'est pas fini. C'est un thème qui marche bien aussi. Je l'ai vu à Charleville-Mézières, un beau déplacement. Lorsqu'on dit aux gens qui sont là-bas: la fonderie, l'industrie, Charleville-Mézières, c'est pas fini, ils accrochent, je vous garantis qu'ils accrochent, Dominique! - Il y a Rimbaud, aussi. - Rimbaud? - A Charleville- Mézières. - Oui, après, évidemment, Dominique, il faut voir si on fait de la poésie ou de la politique.»

13 février 2007 [Nicolas Sarkozy intervient pendant le petit déjeuner de la majorité.]
«Il faut aborder tous les sujets. Prenez les transsexuels.» Christian Poncelet, grave, muet, les mains croisées devant lui, hausse un sourcil, lève un doigt interrogateur. «Les? - Les transsexuels. Dimanche soir, je suis allé aux Bains-Douches: pour tout vous dire, c'était la première fois, j'ai pas trop l'habitude. En descendant l'escalier, je tombe sur une femme, je lui dis: "Bonjour, madame! " Elle me répond: "Pas madame! Monsieur! " Bon, on peut toujours considérer que c'est pas important, mais on a tort, il faut tout voir, tout écouter.» (...) «Vous avez vu Arlette Chabot? Avec Le Pen? Elle lui dit: "On ne vous a jamais dit que, jeune, vous ressembliez à Gabin? " A Gabin! Elle dit: "A Gabin! " Et moi, elle pourrait pas dire que je ressemble à Tom Cruise?» Tout le monde éclate de rire.

24 avril 2007 [Dernier déjeuner des quatre hommes, au surlendemain du premier tour de la présidentielle. Nicolas Sarkozy parle.]
«Pour le premier tour, ma stratégie était la bonne. Tout le monde a voulu me convaincre du contraire, Dominique, tout le monde, mais c'était la bonne stratégie.» Il plisse les yeux, sort des lunettes d'aviateur de la poche extérieure de sa veste, avant de les chausser il essuie les verres miroitants, gris mercure. Dominique de Villepin le regarde, sourit vaguement. «Ah! Voilà Tom Cruise! - Le Tom Cruise du pauvre, Dominique, le Tom Cruise du pauvre!» Ils poursuivent sur le deuxième tour, Nicolas Sarkozy retire ses lunettes, découvrant un regard clair qui ne trahit rien, que sa détermination à aller au bout de son projet avec une méticulosité, un acharnement et une conviction, dont aucun autre que lui ne serait capable. «Je vais y arriver. Après, je sais pas. Durer, ça ne m'intéresse pas, c'est faire qui m'intéresse.»

Chirac - L'ultime combat

 Les fins de règne sont toujours tristes. Le président se concentre sur ses deux derniers objectifs: contrer Nicolas Sarkozy et repousser la mort.

15 mars 2005 [Dominique de Villepin,ministre de l'Intérieur, s'entretient au téléphone avec Jacques Chirac.]
Le président parle lentement, avec une voix enrouée qui lui donne un ton rocailleux. Il résume la stratégie de Nicolas Sarkozy en quelques mots: imposer sa nomination comme Premier ministre. «Mais cela, Dominique, je vous le dis, cela n'arrivera jamais.» Sa remarque est sans appel, sans dureté particulière non plus, il dit cela sur le ton de l'évidence, comme un père décrétant que son fils ne sortira pas ce soir. «S'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que jamais je ne nommerai Nicolas Sarkozy Premier ministre.»

23 septembre 2005 [L'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne crée une tension entre Jacques Chirac, qui y est favorable,et Nicolas Sarkozy,qui fait adopter à l'UMP un texte s'y opposant. Dominique de Villepin,devenu chef du gouvernement, prévient Jacques Chirac.]
Le président se fait répéter la formule, se tait un instant, répond: «Vous avez raison, ce n'est pas acceptable. Je vais appeler Nicolas Sarkozy. Je vais lui dire que j'ai lu son texte, qu'il n'est pas conforme avec les choix, ni avec les intérêts d'ailleurs, de la France, et que j'en tirerai toutes les conséquences le moment venu.» En fin de journée il rappelle, sur un ton martial: «Bien, Dominique, je viens d'avoir Nicolas au téléphone, je lui ai dit très calmement que le texte de sa motion était contraire non seulement à la position, mais aussi aux intérêts de la France. Je dois dire qu'il a été très petit garçon. Vraiment très petit garçon. Alors évidemment je ne vais pas le virer tout de suite. Ce serait trop tôt. Mais, à la première occasion, je le vire. Sa conduite n'est pas acceptable.» Une nouvelle fois, tout en donnant à sa voix une inflexion de regret, ou de déception, il conclut: «Ce n'est pas digne.»

22 octobre 2005 [Entretien habituel du samedi entre Jacques Chirac et son Premier ministre.]
«Vous allez comment, Dominique? - Très bien, monsieur le Président, je viens de faire 20 kilomètres, je vais très bien. - Et vous les faites comment, vos 20 kilomètres? - En courant, monsieur le Président. - Ah. En courant. Parfait. Mais vous savez que c'est très mauvais pour la santé?»

20 décembre 2005 [Après un entretien téléphonique avec le chef de l'Etat,Dominique de Villepin confie à Bruno Le Maire: ]
«Le président, vous savez, il se bat pour la vie, c'est la seule chose, la vie. Tout le reste, le pouvoir, le gouvernement, les élections, le parti, ça ne l'intéresse plus.»

8 janvier 2006 [Réunion à l'Elysée avec le président, qui parle le premier.]
«Il y a autre chose, je voudrais dire un mot là-dessus: la situation politique. L'opposition, je vous le dis, je l'observe attentivement, est incapable de gagner une élection.» Il insiste en inclinant la tête vers l'avant, les yeux plissés, la bouche raide, le doigt sévère. «Incapable. Donc nous gagnerons les présidentielles. Nous ne les gagnerons pas par mérite, nous les gagnerons par défaut.» La pendule posée sur le linteau de la cheminée sonne six heures. Il fait déjà nuit dehors. Le président se tait, il réfléchit à quelque chose de grave, il hésite, il sait que chacun autour de la table l'écoute attentivement. «Il y a Nicolas Sarkozy. Mais Nicolas Sarkozy ne sera pas élu, tout simplement parce qu'il n'a pas les qualités pour ça. Il ne fera jamais les 50,5 ou les 51% nécessaires. Quant à Mme Royal, Mme Royal ce n'est pas sérieux, elle réussit parce qu'elle ne dit rien sur rien, mais avec le sourire.»

[Villepin lui présente un contrat de travail spécifique pour les jeunes, le futur CPE. Jacques Chirac intervient.]
«Moi, ce qui m'inquiète dans votre truc, c'est la tuyauterie. Je peux vous l'assurer, pas un Français ne comprendra. Alors si cela crée des dizaines de milliers d'emplois dans les trois mois, très bien, mais sinon vous perdez sur les deux tableaux: vous excitez les syndicats, qui sont plutôt tranquilles, et vous ne réduisez même pas le chômage. Du haut de mon incompétence, et elle est incontestable dans ce domaine, je vous dis que vous faites ce que vous voulez, mais vous faites une connerie.»

7 avril 2006 [Réunion à l'Elysée. Jacques Chirac parle.]
Il voit que Dominique de Villepin ne l'écoute pas, il se penche en avant vers lui. «Je veux vous dire une chose: arrêtez de vous occuper de Nicolas Sarkozy. Je sais que vous êtes obsédé par Nicolas Sarkozy. N'y pensez pas. Cela n'a aucune importance. Il joue, laissez-le jouer.» Il dit plus doucement, sur un ton caverneux, comme replié sur un autre versant de l'histoire que nous vivons, si brève, si sombre, pour dialoguer avec des souvenirs que nous ne connaissons pas: «Je le dis d'autant plus que personne autour de cette table, je dis bien personne, n'a eu autant à souffrir de Nicolas Sarkozy que moi-même.»

10 juin 2006 [ Jacques Chirac téléphone de sa voiture à Dominique de Villepin.]
«Ah! Ce soir, j'en ai vraiment pardessus la tête! J'ai fait le match de foot, j'ai fait la Mutualité, j'ai fait une décoration, je vais aller me coucher.» Il éternue bruyamment. «En plus de ça, j'ai attrapé froid. Tout ça, Dominique, vous savez, c'est lassant.»

Villepin - Un métier impossible

31 mars 2006 [La crise du CPE s'achève dans la douleur pour le Premier ministre.]
Au déjeuner, Dominique de Villepin invite ses conseillers les plus proches, il sait que la partie est jouée et perdue. «Dans le fond, je suis né cinquante ans trop tard. Je n'aurais jamais dû faire ce métier.»

19 avril 2006
Ce n'est que maintenant, sur nos visages, dans nos esprits épuisés et abattus, que nous lisons les traces des mois de résistance pour rien. En partant retrouver le président, qu'il critique rarement, et toujours avec des mots qui, finalement, sonnent comme des excuses, Dominique de Villepin me dit: «Dans toute cette affaire, le président a été ambigu. Il ne sait pas ce qu'il veut. Il n'a jamais su ce qu'il voulait. Son seul but a toujours été la réélection: maintenant qu'il ne l'a plus, il ne sait pas quoi faire, il bute sur quelque chose qu'il ne comprend pas.»

25 avril 2006
Dominique de Villepin revient exaspéré de son entretien avec le président. «La jonction est faite: le président trouve Nicolas Sarkozy formidable. Il me critique, il critique mon entourage. Si dans deux mois je ne suis pas plus haut dans les sondages, il me remplace. Par MAM, par Sarkozy, par un proche de Sarkozy, n'importe. Il a peur. Il ne prendra aucun risque.»

14 septembre 2006 [Dominique de Villepin surprend ses collaborateurs en train de partager un repas.]
«Alors, on dîne? - Nous parlions de votre candidature l'année prochaine aux législatives. - Les législatives! Mais non! C'est une erreur de vouloir être député! Il faut s'occuper de la France, c'est la France qui ne va pas. La France est comme un verre fêlé. Il faut la réparer avec des attelles en fer, mais on se demande si les attelles ne vont pas casser le verre. Je vais vous dire: j'étais à Montargis il y a trois mois, un samedi, pour une visite privée avec Marie- Laure. Il était 1 h 30, la ville était déserte. Marie-Laure demande à une vieille femme s'il n'y aurait pas un restaurant ouvert dans le coin. Elle lui répond: "A cette heure, ça va être difficile." Et puis elle me regarde, elle dit: "Dites donc, il ressemble drôlement au Premier ministre votre mari! - C'est normal, c'est le Premier ministre." Vous savez ce qu'elle lui répond, la vieille femme: "Ah! Mais certainement pas! S'il était Premier ministre, il ne viendrait pas à Montargis un samedi à 1 h 30! " Et vous voulez que je sois député? De la distance, la France, pas le particulier, la France.»

27 octobre 2006 [ Jacques Chirac, depuis la Chine, ne défend pas son Premier ministre, empêtré dans l'affaire Clearstream.]
Dominique de Villepin entre abattu dans mon bureau. «Ce que le président m'a fait là, c'est une très mauvaise manière. Qu'est-ce que ça lui aurait coûté de faire rouler la balle? Depuis des années je le protège, je le défends. Et lui n'est même pas capable de dire une phrase pour moi?»

9 novembre 2006
Après le déjeuner, Dominique de Villepin s'affale dans le fauteuil de son bureau, allonge les jambes, croise les bras derrière la nuque. «Vous savez, je vous le dis à vous qui vous présentez à une élection, la vie politique, c'est se concentrer sur des choses qui n'en valent pas la peine. Mon erreur aura été de consacrer trop de temps à l'essentiel. Je n'ai plus le courage. Je n'ai plus l'envie.» Il regarde le plafond. «Ce que dit Sarkozy est intéressant. Dans le fond, nous aurons joué chacun le même rôle auprès du président, moi en gentil, lui en méchant. Et le résultat est le même.»

22 mars 2007 [Dominique de Villepin arrive à l'Elysée.Avant de sortir de la voiture, il se tourne vers Bruno Le Maire.]
«Je serai heureux de quitter tout ça. Si vous saviez comme je suis soulagé. La politique est un rétrécissement: toujours les mêmes personnes, les mêmes visages.» Il descend, monte quatre à quatre les marches du perron entre deux rangées de gardes républicains sabre au clair. «Et tous ces chapeaux à plume, ces uniformes, ces cérémonies, vraiment je n'en peux plus, c'est fini: ce n'est pas la vie.»

Comment se forme un gouvernement

Le Premier ministre lui propose un nom. Sa figure s'allonge: «Elle? Non! Franchement, non. Elle s'y connaît, mais c'est une emmerdeuse.» Sa fille Claude, assise au bout de la table, l'interrompt, avec fermeté: «Au moins, elle s'y connaît. Parce que le type que vous avez mis pour le moment, ce n'est tout simplement pas possible. On va encore penser que nous ne prenons pas l'environnement au sérieux.» Le président se tourne vers elle: «Qu'est-ce que tu dis, Claude? Ne parle pas dans la barbe que tu n'as pas, on n'entend pas ce que tu dis.» Elle répète, plus fort: «Je dis juste qu'il faut quelqu'un qui s'y connaît à l'Environnement!» Le président se redresse, se frotte les yeux: «Evidemment qu'il faut quelqu'un qui s'y connaît!» Il se replonge dans la liste, la parcourt rapidement: «Il faut aussi un radical. On n'a pas de radical, c'est un problème. Je vais appeler Rossinot.» (...) [Le président] prend sa tête entre ses mains et relit la liste dans un silence complet. Après quelques minutes: «Bizou, c'est qui Bizou? - Azouz Begag, monsieur le Président. Il sera auprès de moi, chargé de l'Egalité des chances, ministre délégué.» (...)

Le Premier ministre revient sur le ministre de l'Environnement: «Je vous assure, monsieur le Président, qu'elle est très douée, au moins elle fera bien son travail.» Le président lève les deux bras en l'air, s'exclame: «Mais je vous ai déjà dit que ce n'était pas possible! C'est une emmerdeuse! On va appeler Jean-Louis.» (...) Le téléphone sonne quelques instants après, le président décroche: «Jean-Louis? Dis-moi, Jean-Louis, on a un problème pour l'Environnement. Oui, un problème. Tu me confirmes bien qu'avec elle ce n'est pas possible? C'est ça, impossible. On est d'accord. Alors tu n'aurais pas quelqu'un par hasard? Une femme, évidemment. On n'a pas assez de femmes. Tu me rappelles?» (...)

Le Premier ministre soupire: «Quand je pense que nous avions une solution toute trouvée!» Le président fait mine de tendre l'oreille: «Qu'est-ce que vous dites, Dominique? Vous avez trouvé quelqu'un? Dites-le si vous avez trouvé quelqu'un!» La porte qui donne sur le bureau du secrétaire général s'ouvre doucement, Claude Chirac entre, elle s'avance vers le fauteuil du président et lui tend son portable, en glissant: «C'est Rossinot. - Ah! Très bien!» Il s'arc-boute contre le dossier du fauteuil, allonge son bras gauche sur l'accoudoir: «André? Oui, André, je voulais te dire que nous allions mettre Loos au gouvernement. Oui, Loos. Comment ça? Non, Hénart, ce n'est pas possible. (...) Eh bien pour la première fois en trente ans, nous aurons un différend politique, André. On ne peut pas toujours être d'accord. Tu as toute mon amitié, André.» Il cherche à éteindre le portable, appuie au hasard sur les touches, regarde l'objet avec amusement, le rend à sa fille et incline son buste vers Dominique de Villepin: «Je vais vous dire, Dominique, votre histoire de gouvernement à trente ministres, vous y tenez, on le fait, mais c'est une connerie. Vous allez amuser les journalistes pendant quinze jours et vous faire des ennemis pour dix ans.»

Source: L'express

Publié dans Divers

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